L’INQUIÉTANTE FAIBLESSE DES CHRÉTIENS D’ORIENT

L’INQUIÉTANTE FAIBLESSE DES CHRÉTIENS D’ORIENT

Par Renaud Girard

LE FIGARO
3 dec 2024
 
La chute d’Alep, le 1er décembre 2024, aux mains d’une coalition de groupes djihadistes syriens rebelles, soutenus par le régime turc du Frère musulman Recep Tayyip Erdogan, ne laisse pas d’inquiéter. Dans la grande ville du nord du pays, vivent en effet quelque 25000 chrétiens. Seront-ils chassés de leur lieu de vie séculaire, comme ils le furent d’Idlib en 2018, avec un préavis de 24h00 ? La progression de l’islamisme sunnite au Moyen-Orient, constante depuis la catastrophique invasion anglo-saxonne de l’Irak en 2003, finira-t-elle par avoir raison des plus vieilles communautés chrétiennes du monde, qui remontent à Saint Paul ?

 
Il faut se souvenir qu’avant la conquête islamique du 7ème siècle, l’ensemble du Levant était terre chrétienne. Après la conquête des cavaliers arabes musulmans, la majorité de ces chrétiens se convertirent à l’islam, ne serait-ce que pour ne pas payer la jizya, la taxe qui est perçue à charge des dhimmis, en échange de la protection qui leur est garantie par le calife.

 
« Nous sommes partis en bus, nous revenons avec nos tanks ! », se sont vantés, en envahissant Alep, les djihadistes commandés par Abou Mohammed al-Joulani, qui fut un compagnon de route d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef historique de l’Etat islamique (Daesh), de sinistre mémoire.

Lorsque les forces syriennes loyales syriennes avaient repris Alep en 2016, les Russes, afin d’éviter la destruction de la ville par des combats de rue, avaient négocié l’exfiltration des rebelles djihadistes. Ils avaient été conduits en autobus vers la poche d’Idlib, militairement contrôlée par la Turquie. En mai 2017, la Russie, l’Iran et la Turquie avaient négocié à Astana (Kazakhstan) un accord portant sur la création de quatre zones de cessez-le-feu dans le pays. Mais ce texte, qui n’avait été ratifié ni par le régime syrien, ni par les rebelles en exil, n’avait fait que suspendre la guerre civile syrienne. Il ne l’avait pas arrêtée. La Russie et l’Iran étaient des alliés cruciaux pour régime syrien, tandis que la Turquie constituait le principal soutien de la rébellion anti Bachar al-Assad.

 
Parrainés discrètement par les services secrets de la Turquie, les djihadistes arabes sunnites, aidés par des volontaires pakistanais et tchétchènes anti-Poutine, ont profité de la faiblesse actuelle de l’axe chiite, pour en attaquer son maillon faible, la Syrie de Bachar. La minorité chrétienne, qui a toujours été protégée par le régime baasiste, risque d’être la première victime de cette offensive djihadiste surprise. Il est assez troublant de constater actuellement une convergence militaire objective entre Israël et les milices islamistes sunnites, pouvant déboucher sur l’éviction des chrétiens de Syrie.

 
Au Moyen-Orient, l’axe chiite (Iran, Irak, Syrie, Hezbollah libanais, Houthis du Yémen) a été considérablement affaibli depuis l’automne 2023 par sa prise de position en faveur des Palestiniens de Gaza et par sa guerre perdue contre Israël. Tsahal a en effet réussi non seulement à décapiter le Hezbollah, mais aussi à détruire le système de défense anti-aérienne iranien.

 
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les minorités chrétiennes d’Orient ont été prises en tenailles par des conflits extérieurs à elles. Elles ont d’abord été les victimes collatérales du conflit entre les juifs sionistes et les arabes sunnites. Elles le furent ensuite de la guerre intra-islamique entre sunnites et chiites, que l’invasion anglo-saxonne de l’Irak a portée à son acmé.

 
Au Moyen-Orient, depuis 80 ans, l’Occident s’est montré incapable de protéger les chrétiens, qui sont pourtant les orientaux les plus proches de lui culturellement. Le Liban chrétien a été assailli en 1975 par les milices palestiniennes, très majoritairement composées de musulmans sunnites. Ces Palestiniens, qui se comportaient au Liban comme en pays conquis depuis les accords du Caire de 1969 (imposés par Nasser au gouvernement libanais), étaient les fils des réfugiés palestiniens ayant fui la Palestine ex-britannique après leur défaite de 1948 contre la jeune armée israélienne.

 
En avril 1975, date du début de la guerre civile libanaise, au lieu de renforcer l’Etat libanais et ses dirigeants chrétiens, l’Occident s’est lavé les mains de ce conflit. Il le qualifiait naïvement de guerre entre chrétiens et « islamo-progressistes » – sans qu’on ait trouvé chez ces derniers la moindre trace de réel progressisme. On se souvient de Kissinger envisageant à haute voix l’exfiltration des chrétiens libanais vers le Canada…

Les Occidentaux ont commis une grave faute morale et stratégique à ne pas défendre les Chrétiens d’Orient depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Moralement, il y a quelque chose d’abject à ne pas défendre, dans une région donnée du monde, les seuls êtres humains qui pensent comme vous.

 
Stratégiquement, les Occidentaux ont donné un signe de faiblesse à tous leurs ennemis potentiels dans la région. Au Moyen-Orient, est considéré comme faible celui qui se montre indifférent au sort de ses amis. Culturellement le monde arabo-musulman n’est pas extrêmement proche de la société palestinienne. Mais depuis le drame de Gaza, il a su se montrer solidaire des Palestiniens. Les Saoudiens, par exemple, ont proclamé qu’ils ne rejoindraient jamais les accords d’Abraham tant qu’Israël ne concédait pas un Etat aux Palestiniens.

 
En 2003, le chrétien évangéliste George W. Bush a ordonné l’invasion militaire de l’Irak, dans le but de démocratiser le pays, puis toute la région. L’idée finale était d’obtenir une paix entre les Etats arabes et Israël, car il est bien connu, depuis Kant, que les démocraties ne se font jamais la guerre. Non seulement, la démocratie ne s’est imposée nulle part, mais aucune paix ne fut trouvée entre la Méditerranée et le fleuve Jourdain. Au lieu de cela, les néoconservateurs américains ont produit un immense chaos en Mésopotamie, lequel n’est toujours pas résolu. Le très chrétien Bush a été involontairement responsable de l’exode des trois quarts des chrétiens d’Irak. En situation de chaos et d’absence d’Etat, les chrétiens étaient les plus faibles, et donc les victimes désignées de toutes les prédations.

 
Lors de la guerre civile syrienne, commencée en 2011, les Occidentaux n’ont montré que de l’ignorance historique (de l’affrontement ancien entre baasistes laïcs et Frères musulmans), du manichéisme politique (les méchants baasistes face aux gentils rebelles), et du wishful thinking diplomatique (refus d’inviter l’Iran aux négociations de paix). L’impéritie occidentale n’a fait qu’accroître l’inquiétante faiblesse des Chrétiens d’Orient.
 
Il est grand temps que la stratégie des Occidentaux au Moyen-Orient retrouve une boussole qui aurait toujours dû être la leur : priorité à la défense des minorités chrétiennes.      

 
(Chronique internationale du Figaro du mardi 3 décembre 2024)
 

Renaud GIRARD

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